Random Casualis

Le soleil estival répand une chaleur accablante sur le ville. Bien que la température soit semblable à celle d'un four, Citronnelle est en plein travail de jardinage. Ses plantes ont soif et sont couvertes de mauvaises herbes. En bonne naturaliste convaincue, elle parle à ses plantes pour leur donner le courage de croître et de produire de bons légumes.

Mais ce petit moment de communion avec la nature est aussi pour Citronnelle l'occasion de laisser vagabonder son esprit sur un sujet d'importance: elle s'ennuie et ne sait pas quoi faire de sa vie. Voilà plusieurs mois que son mari a lancé son projet politique qui semble prendre doucement de l'ampleur. Ils sont désormais bien installés dans leur maison. Le petit potager et les poissons pêchés par ses soins fourinissent une nourriture délicieuse au couple qui, malgré son peu de moyens financiers, réussit à vivre correctement. Ne serait-il pas temps pour Citronnelle de se lancer à son tour dans une activité professionnelle?

Seulement Citronnelle ne sait pas quel choix faire. La nature, la biologie, le respect de la Terre, tout ça c'est bien. Mais comment transposer ces passions à un métier. Un vrai! Pas juste manifester dans la rue en manteau de poils de mouton. Un travail qui lui permettrait de changer les choses à petite échelle, concrètement. Marius a bien tenté de lui proposer de rejoindre un parti politique, mais elle est convaincue qu'il ne sera pas possible d'être actif dans l'immédiat. Elle ne veut pas palabrer, elle veut agir. Mais aucune idée ne surgit dans sa tête depuis des mois.

Pour combler son ennui, elle s'est récemment inscrite dans un club de pêche local, espérant y rencontrer de futurs amis et passionnés avec qui partager un peu de son temps. Et c'est aujourd'hui la première rencontre. Un peu intimidée, la jeune femme s'approche d'un groupe aux tenues très ésotériques et qui semble pris dans une conversation animée:

- Ah non mon cher Bjorn je t'assure que la canne Lancia 2000 est la plus robuste. Tu ferais bien de...

Assommé par le discours de son interlocuteur, Bjorn Bjergsen s'empresse de s'intéresser à la nouvelle venue qui s'avance timidement:

- Ah vous devez être Mme Casualis? C'est moi qui gère les inscriptions au club et j'ai bien reçu la vôtre. Approchez! Nous ne mordons pas, ceci est rérevé à nos poissons. Hahahaha.

- Bonjour tout le monde!

Immédiatement, Citronnelle se sent mal à l'aise dans ce groupe exclusivement masculin aux allures de réunion d'égos en mal de reconnaissance. Mais elle s'accroche et donne une chance à cette nouvelle opportunité.

- Venez! Allons boire un coup et faire connaissance!

- Ah Citronnelle - je peux vous appeler Citronnelle? - mes amis et moi sommes si heureux qu'une femme s'intéresse à la pêche pour une fois! Pas vrai les gars?

- Ouais! Il nous manquait justement quelqu'un pour nous apporter les bières! Hahahahaha!

- Ne faites pas attention à lui... William n'est pas le plus fin des hommes, ni le plus intelligent. C'est probablement pour ça qu'il est toujours célibataire. Pas vrai Will? Paie un verre à la dame et comporte-toi en gentleman, ça nous changera!

- Non merci William, ça n'est pas la peine. Je n'ai pas soif de toute façon. Je suis venue pour pêcher, pas pour me faire payer des verres par un macho sexiste et has been.

- Pffffiouuu elle ne s'en laisse pas compter la jeune dame! Allons pêcher donc! Venez les gars!

Mais les déconvenues de Citronnelle ne s'arrêtent pas à la sortie du bar. Elle qui s'attendait à une communion avec la nature en pêchant dans un endroit silencieux et reculé ne peut que constater que les quatre lascars indélicats s'installent lourdement sur le ponton du port en face des bâteaux de pêche.

- Mais enfin Messieurs c'est une blague? Vous pêchez ici? Dans le port, dans cette eau sale et stagnante? Bjorn?

- Et alors? Nos voitures sont pas loin, pratique pour rentrer rapidement quand le souper est prêt. Le bar est tout proche et nous fournit de bien bonnes mousses fraîches.

- Mais et les poissons? Il ne doit pas y en avoir un seul dans ce marécage portuaire?

- Oh les poissons c'est accessoire. On les achète aux pêcheurs avant de rentrer pour montrer à Bobonne que la pêche fut bonne. Pas vrai les gars?

- Ouais Bjorn!

Citronnelle est anéantie. Son rêve de partage communautaire des richesses de la nature s'effondre. Ce club n'est rien d'autre qu'un ramassis de mecs sexistes et vieux jeu qui tuent le temps et fuient leurs femmes aigries (à juste titre titre probablement). Pour ne pas perdre la face, Citronnelle empoigne courageusement sa canne à pêche et fait semblant de trouver cette activité passionnante.

Après une heure, elle quitte ses compagnons et fait une longue prommenade sur les pontons pour maugréer sa rage.

Heureusement Marius arrive rapidement à la maison, tandis qu'elle essaie d'oublier sa déconvenue sur le banc du jardin, lisant un magazine de pêche.

- Et bien tu en fais une tête ma bichette! Mauvaise journée? Viens-là, je vais te masser pour te détendre un peu. Raconte-moi!

- Tu te souviens que je me suis inscrite au club de pêche local il y a peu?

- Oui. Tu voulais occuper un peu tes journées. Je me souviens on en a parlé la semaine dernière.

- J'y suis allée aujourd'hui pour la première fois. Et c'était... horrible! Un ramassi de vieux maris lourdeaux, machos et stupides. De gros beauf.

Marius écoute encore de longues minutes Citronnelle raconter sa mauvaise après-midi, furieuse d'avoir rencontré des hommes aussi indélicats. Le récit prend une ampleur démesurée et Citronnelle semble accorder trop d'importance à une bande de vieux mysogynes antiques. Après un moment, Marius l'interrompt doucement:

- Mais Citro je comprends bien ta déception. Mais tu es sûre qu'il n'y a que ça qui te chagrine?

Après un long silence, Citronnelle poursuit:

- Non... tu as raison. Je crois que cette expérience est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Je ne sais pas quoi faire de ma vie Marius. Je me sens inutile.

- Mais ne dis pas de sottise! Tu es plus qu'utile! J'ai besoin de toi!

- Je sais Marius. Mais utile pour les autres. Pour notre foyer. Tu as ton projet politique. Ca marche. Tu fais vivre le foyer avec ton salaire. Tu as des convictions, des idéaux. Et moi? Rien! Je t'attends tous les soirs à la maison avec mes petits plats même pas bons. Je me surprends à être jalouse de toi. A être en colère parce que tu es en retard, parce que tu n'es pas là. Je ne veux pas que nous finissions comme ces affreux bonshommes Marius!

- Oh ma chérie! Ne sois pas si dure avec toi-même! Tu as la vie devant toi pour trouver ta voie, ta passion, réaliser tes rêves. C'est une question de temps et d'opportunité surtout. Tu es douée, intelligente, tu apprends vite. Il y a quelque part un projet pour toi. Ton projet! Je t'aimerai toujours quoi que tu fasses. Tu as mon soutien inconditionnel.

- Merci mon amour. Je t'aime aussi et tu es le meilleur des maris pour ça. Il y a bien une chose dont j'aurais très envie bientôt...

- Quoi donc?

- Je voudrais un bébé de toi!

- Plaît-il?

Marius se lève d'un bon, la mine soucieuse et surprise.

- Un bébé? Euh c'est-à-dire que euh... nous en avons déjà parlé certes. Mais euh je ne m'attendais pas à une telle demande. C'est que je suis surpris et...

- Hahaha oui j'en conviens passer de la pêche à la maternité est un changement de sujet pour le moins brutal. Mais je crois que c'est quelque chose qui germe dans mon esprit depuis un certain temps. Depuis que j'ai pris Lila dans mes bras lors de notre dernier après-midi au domaine Lavande. La déconvenue de cet après-midi et tes paroles rassurantes d'il y a quelques minutes ont certainement achevés de me convaincre. C'est ça mon projet je crois: fonder notre famille. Je cherche à faire quelque chose de ma vie à tout prix en dehors de la maison. Mais peut-être dois-je simplement m'occuper de ceux que j'aime?

- Je serai très heureux de te donner un bébé mon amoureuse. Je suis désolé pour ma réaction initiale. J'ai été surpris. Je n'aurais jamais pensé que tu voudrais fonder une famille maintenant. Tu étais si inquiète de trouver ta voie que je pensais qu'un bébé maintenant allait contrarier tes projets.

- Je suis parfois bien indécise et difficile à suivre. Mais je crois que tout est clair maintenant. Je vais m'occuper de ma famille. Et améliorer ma cuisine!

- Je t'aime Citronnelle Casualis.

- Moi aussi Marius Casualis.

En cette belle journée d'été, le pépiement des oiseaux est accompagné du sifflotement guilleret d'un bipède ravi. Stanislas chantonne parce qu'il est content: il va à la pêche avec sa fille. Voilà un bon moment qu'il n'a pas eu l'occasion de deviser avec elle et il se réjouit de l'entendre lui raconter les dernières nouvelles de sa vie.

Il ne met pas long à rejoindre la jetée sur laquelle se trouve déjà sa fille. Elle semble rêvasser en regardant au loin, les bras ballants, parfaitement immobile. Son éternelle rêveuse idéaliste n'a pas changé. Depuis toute petite, Citronnelle se passionne pour les plantes, les animaux et la nature. C'est la seule de ses enfants qui a passé de longues heures à ses côtés, effeuillant les vignes, sarclant les allées, cueillant le raisin. Son frère Arthus aussi bien sûr. Mais pour une autre raison: il devait apprendre le métier. Quant à Narcisse, il n'a jamais été intéressé par la terre.

- Bonjour ma puce. Comment vas-tu?

- Bien papa. Ah comme je me réjouis de notre partie de pêche. Voilà bien des mois que nous n'en avons pas faite une! Il y a de belles perches ici. Et de délicieux thons. Je voudrais bien en attraper un pour le souper.

- "Ne mange que ce que tu récoltes toi-même". C'est toujours ton slogan? Tu es toujours végétarienne?

- Oui. Mais je mange le poisson et les oeufs. Et comme je n'ai pas la place pour élever des vaches et bien... pas de viande! Bon après je me suis assouplie un peu avec les années hein. Ma rebellion adolescente a été un peu confrontée avec la réalité du terrain.

- Hahaha de toute façon tu n'aurais pas le coeur de tuer tes animaux pour les manger.

- Oui tu as raison. Moi je recueille les animaux, je ne le les mange pas.

- Oh je sais! J'ai encore le souvenir des trois chats abandonnés que tu nous as obligés à adopter quand tu étais enfant. Ou toutes les grenouilles que tu as élevées dans ta chambre pour les étudier...

- Fais ton dépité! Tu as été le plus attaché à eux au final. Qui c'est qui parlait de petit coeur sensible?

- Mmmmh. Oh regarde! Ta ligne!

- N'essaie pas de détourner la conversation! Ahhh mais ah oui, elle se tend!

Tentant de contrôler sa surprise, Citronnelle tire, enroule, agite, secoue sa canne et récupère finalement une jolie petite perche.

- Ouaich! Ce n'est pas ça qui va faire le souper dis donc.

Le père et sa fille passent l'heure suivante à guêter leur ligne et à attendre sans guère prononcer plus que quelques mots. C'est ça aussi la pêche: parler n'est pas toujours nécessaire quand la simple présence de l'autre est agréable et chaleureuse. Finalement, Stanislas rompt ce silence contemplatif:

- Bon rien ne semble plus vouloir mordre... J'ai bien peur que ton souper soit reparti au large. Où est Marius?

- A la maison pourquoi?

- Vous venez souper? Sauf erreur ton frère, Narcisse, passait à la maison cet après-midi. Maman sera contente que vous soyiez tous réunis au domaine. En plus les ouvriers ont congé, nous serons tranquilles.

- Et bien oui volontiers papa. J'appelle Marius.

Marius a bien sûr accepté la proposition de sa femme. A son arrivée, Citronnelle est ravie de retrouver son frère qui l'accueille à bras ouverts:

- Soeurette! Comme tu as grandi!

- Rooo arrête ton char Ben Hur! Tu me la fais à chaque fois cette blague!

- Bah ouais mais si je ne la faisais pas, tu serais triste.

- Comment tu vas? Depuis que tu es à San Myshuno, je ne te vois presque plus... Tu me manques. Même avec tes blagues pourries!

- Je sais. Mais je commence à décrocher pas mal de contrats pour des concerts: boîtes de nuit, bars, fêtes privées. Je ne suis pas encore dans la grande salle de Behr-Cille. Mais j'ai un petit nom. Et je me dois de saisir cette chance de percer dans la musique. Peut-être ma seule ocasion. J'ai assez vendu de fast food, mangé de pâtes sur les fins de mois difficiles et supportés mes collocataires  déjantés pour me donner à fonds.

- Ah oui tes coloc'... Comment vont-ils?

- Ils sont partis. Enfin! Ils ont trouvé du travail chacun de leur côté Et je peux me permettre de garder l'appartement pour moi seul. Ce qui me laisse la liberté de profiter des quelques à-côtés bien agréables de ma célébrité grandissante...

- Haha tu t'enballes là Timberlake! Tu parles donc de filles?

- Mouais si on veut... Aller viens on va rejoindre les autres!

- Où est Augustine?

- Elle essaie de coucher Lila pour la sieste maman. Ma petite canaille de fille nous mène la vie dure au niveau du sommeil ces derniers temps. Elle ne veut plus dormir.

- Arthus tu exagères! Elle met 10 minutes à dormir au lieu des 4 auxquelles elle vous a habitués.

- Bah oui mais maman c'est pas de ma faute si elle a été parfaite tout de suite.

La petite famille passe du bon temps tous ensembles, à qui se raconte sa semaine, ses projets et les dernières farces de la petite Lila, seul petit-enfant de Stanislas et Marjolaine.

Soudain, Arthus se lève, visiblement habité par un projet très précis:

- Qui veut des hamburgers?

- Moi! Si c'est pas toi qui les fais frérot. La dernière fois tu as cramé le grill et ils étaient infects! Ton talent culinaire égale sans conteste celui de Citronnelle. Marius tu veux bien nous sauver d'une catastrophe?

- Volontiers cher beau-frère! Je m'y colle de ce pas.

Et Marius s'exécute. Deux fois de suite. La famille est nombreuses et contient quelques hommes à l'estomac ample et extensible. Autour de lui, les blagues et les petites chicaneries bon enfant fusent. Marius adore ces moments passés dans sa belle-famille. Il n'a pas connu ça, étant le fils unique de deux parents ouvriers. Il avait bien quelques cousins ou cousines, mais ils vivaient loin de leur appartement en banlieue, ce qui rendait les réunions de famille très rares.

Une fois les hamburgers terminés, Marius se lève et se dirige vers la piscine en criant à la volée:

- Qui vient se baigner? Citro?

- Of course mon bien-aimé!

- J'en suis beau-frère! Narcisse?

- Voui!

- Marius! Marius! Marius!

- Qui pense qu'il va faire se manger un plat?

- Oui euh si j'étais toi Arthus, je ne l'ouvrirais pas trop. Tu as fait un sale plat le week-end dernier!

- Justement, je suis le seul qui peut se moquer.

- Pchhhuuut les frères! C'est de mon mari dont on cause. Il ne rate jamais rien! Admirez!

Finalement, Marius a réussi son plongeon et toute la petite famille continue de profiter de la belle journée d'été et de toutes les comodités confortables que peut offrir le domaine de la Lavande.

Après s'être rafraîchie dans la piscine, ou plutôt avoir subi les éclaboussures et les tentatives de bouchons de ses frères - il y a des choses immuables qui ne changent jamais - souvent avortées par la défense chevaleresque de son mari, Citronnelle décide de se reposer au sec de la terrasse. Quand une petite voix la détourne de son objectif initial:

- Porter, porter tata. Jouer avec moi.

- Tu as fini la sieste petite coquine?

- Oui pas sommeil moi. Est jour dehors, pas la nuit. Pas dodo.

- Haha tu as raison. T'es une petite fille rusée. Alors on fait quoi? La fusée?

- Ouiiiiiiii!

Un peu à l'écart, Stanislas observe avec tendresse cet échange entre sa fille et sa petite-fille. Et il se dit qu'il se réjouit beaucoup du jour où sa Citronnelle aura elle aussi un enfant. Avec sa nature calme, altruiste et douce, elle fera une mère exceptionnelle.

- Frrrrchhhh décollage. On prend de l'altitude. Tout va bien dans la cabine?

- Oui! Oui encore plus haut!

Pendant que la fusée emmène Lila vers les étoiles, Marius profite de quelques instants en tête-à-tête avec sa belle-mère. Ils discutent de son travail, de ses projets et des dernières nouveautés encourageantes. Puis Marius aborde sans détour le sujet qui le ralentit considérablement dans sa progression professionnelle:

- Tu vois Marjolaine, je commence à avoir des inscrits, des partisans. On a pu louer un local. Je suis connu sur le campus. Nous avons des principes, des idées à proposer, à défendre. Mais nous n'avons pas un rond. Sans argent, impossible de progresser. Et c'est pour moi rageant de savoir que nous dépendons de ce maudit fric qui régente le monde. Quoi que tu veuilles faire ici bas, il te faut des sous.

- Je comprends ton désarroi Marius. N'as-tu pas une solution? Sponsors? Donateurs? Membres généreux? Levée de fonds?

- Nous n'avons pas assez de visibilité pour ce genre de choses. Nous avons contacté plusieurs personnes que nous avons connues durant nos années de fac. Tu sais ceux qui te dises: "Appelle-moi quand tu veux pour me présenter ton projet. Avec mes associés on aime bien soutenir les jeunes types avec des idées plein la tête." Et blablabla... Personne n'a rien donné. Trop peureux, trop avares. Il ne nous manque pas grand chose pour lancer les choses. Quelques dizaines de milliers de Simflouzes. Des clopinettes pour ces gens-là.

- Avec Stanislas nous pourrions te donner l'argent dont tu as besoin pour démarrer. Une sorte de sponsoring.

- Ah non! Hors de question! Je ne veux pas vous mêler à ça. Je ne peux pas accepter. Et Citronnelle ne comprendrait pas. Nous avons renoncé à votre aide pour acheter une maison. Je ne serais pas cohérent avec nos principes si j'acceptais ta proposition.

- Accepter notre aide n'entacherait en rien ton indépendance et ta réussite. On a tous commencé quelque part et avec quelque chose Marius. Aussi courageux sois-tu, tu n'es pas différent des autres.

- Je ne peux pas. Je dois trouver une autre solution. Je refuse d'admettre que j'en suis réduit à accepter ton aumône pour développer ce en quoi je crois.

- Ce n'est pas l'aumône. Tu fais partie de la famille et nous avons envie de t'aider, ainsi que ma fille indirectement. Ce serait fierté mal placée et prétention que de refuser mon offre. De courageux, tu deviendrais borné.

- Ok. Mais alors vous me prêtez cet argent. Je vous le rendrai plus tard.

- Si tu veux.

- C'était une belle soirée hein?

- Oui. Ta famille est incroyable. Et j'adore tes frères. Ils sont un peu ceux que je n'ai pas eu.

- Oui... mais crois-moi, ils n'ont pas toujours été aussi gentils. J'ai beaucoup rêvé avoir des soeurs ou être fille unique étant plus jeune. Même si ce sont tout de même de bons frères. J'ai vu que tu discutais avec ma mère. Tout allait bien? Tu avais l'air un peu remonté.

- Oh oui t'inquiète. On parlait juste de mon travail et je crois que je me suis un peu emflammé. Tu me connais. Aller viens, allons nous coucher.

C'est l'oeil coquin et amoureux que Marius se glisse sous les couvertures avec sa femme. Il n'a pas encore conscience que les rouages perfides de l'ambition politique viennent de le happer pour la première fois. En passant sous silence la proposition de Marjolaine à sa femme, il vient sans se rendre compte de se comporter en homme politique qui dissmimule et sert ses propres ambitions au détriment de ses principes.

Brindelton Bay est une bourgade de bord de mer très quelconque et sans panache où les habitants vivent paisiblement leurs vies ordinaires. La mer est bordée de forêts vallonnées par des collines que les habitants ont la prétention de nommer "montagnes" et globalement, la nature domine les Hommes qui ont, pour une fois, su se faire discrets. On vient vivre dans la région pour profiter du calme, de la nature et des délicieux crustacés et poissons que les courageux pêcheurs du Vieux Port rapportent chaque matin. Mais quelques connaisseurs y passent aussi quelques jours pour apprécier le vin goûteux et délicat produit dans le Domaine vitticole Lavande. Le hasard, bien malicieux, a voulu que la famille qui l'exploite depuis des générations se prénomme Sacavin.

Dans ce havre de paix enchanteur se trouve une coquette petite maison, cachée en retrait de la route et bordée d'une épaisse forêt. Assurément, ses habitants ont cherché le contact avec la nature, un paysage buccolique et le bruit reposant de la vie animalière alentours. Enfin presque...

- Ah merde! Fait chier! Oh mais c'est pas vrai!

Une voix masculine un peu plus lointaine et atténuée par le bruit d'une douche retentit:

- Qu'est-ce qu'il y a ma chérie?

- Rien de grave. Je me suis blessée un doigt en coupant les fruits du petit-déjeuner. Continue ta douche mon chéri, je gère!

La jeune femme reprend son travail maladroit qui faillit encore à plusieurs reprises lui estropier d'autres doigts.

- Mais quelle plaie cette cuisine! J'ai deux mains gauches ou quoi!? Misère... Maman me manque... ses délicieux pancakes à la confiture aussi.

Dans la salle de bain, l'ambience est plus détendue. Le jeune homme tout affairé chantonne et se lave énergiquement.

- A table Marius! Le déjeuner est prêt.

- J'arrive Citronnelle!

- Mhhh dis-donc ça m'a l'air appétissant cette salade de fruits. Où sont les bouts de doigts? Et le sang?

- Très drôle! Ce soir, c'est toi qui cuisine! Allons viens t'assoir et apprécie ce chef-d'oeuvre culinaire.

- Alors? C'est aujourd'hui que Teddy et toi allez faire votre premier discours public?

- Exact! Mais parler de discours est peut-être un peu trop grandiose. Nous allons juste poser un stand et quelques pancartes sur la place principale de notre ancien campus. Juste histoire de nous montrer. Maintenant que "Les Cols Bleus" peuvent exister officiellement, nous commençons notre recrutement.

- C'est déjà un bon début. Et qu'avez-vous d'autre dans votre manche? Je te connais assez pour savoir que tu mijotes quelque chose Marius Casualis!

- C'est vrai! Durant nos études et nos diverses activités académiques, Teddy et moi avons constitué un important réseau de contacts glânés lors des réception ennuyeuses, des dîners mondains assomants et des inaugurations barbantes. Certains sont déjà membres du parti. Teddy et moi espérons convaincre ceux qui restent de nous rejoindre et peut-être de nous financer. Oups je suis déjà en retard!

- Fais-moi confiance. Les choses avancent. Il faut juste du temps. Beaucoup de temps. A ce soir.

- Oui à ce soir. Ne rentre pas trop tard. Je me réjouis que tu me racontes.

Après une douche et quelques ablutions matinales, Citronnelle s'encourage pour se remettre à la cuisine. Sa mère vient lui rendre visite cet après-midi et elle aimerait bien lui proposer un cake à déguster tout en devisant.

- Alors bon que dit la recette: deux oeufs, de la farine, du lait. Check! Il faut brasser à présent.

- Oh mais quelle odeur dégueulasse! J'ai du faire quelque chose de faux. Mais quoi? Cette recette est pour super débutant. Je ne peux pas enfourner un truc pareil. Il va falloir tout recommencer.

Au moment où la jeune femme apporte la touche finale à ses brownies précuits - c'est-à-dire qu'elle finit de les poser sur une assiette à la sortie du four - son téléphone portable se met à sonner.

- Allo!

- Citronnelle? C'est maman. Je suis dans le quartier mais je ne trouve pas ta maison. Ton père m'a pourtant expliqué, mais rien à faire.

- Elle est cachée derrière des arbres, en retrait de la route. Juste avant le panneau de limitation de vitesse, il y a un petit chemin en graviers qui part sur la droite. Suis-le et tu trouveras la maison.

- Ok merci. J'arrive.

Quelques minutes plus tard, une quincagénaire énergique passe le pas de la porte sans frapper et sans attendre d'être invitée à entrer.

- Coucou mon petit bouchon! Ah on peut dire que vous êtes bien cachés. C'est difficile de vous trouver!

- Oui c'est fait exprès maman. Avec Marius, on voulait un petit coin tranquille et proche de la nature.

- Tu as d'ailleurs commencé un potager j'ai vu. Et il y a des fleurs partout. Je te reconnaît bien là ma petite écolo-nature! Tu as adopté combien d'animaux errants?

- Aucun... pour le moment! Marius est difficile à convaincre. Mais dis-donc maman! Depuis quand tu sors en tablier?

- Arf oui, c'est une de mes trouvailles. Je suis tellement souvent derrière les fourneaux que je ne quitte pratiquement jamais ces fichus tabliers. Alors je me suis achetée une tenue qui l'intègre directement. Malin hein?

- Oui si on veut...

- Allons viens là mon bébé. Tu m'as manqué. Ma maison est bien vide sans toi.

- Tu exagères maman. Il y a encore Arthus, Augustine et leur petite fille Lila. Et tu as papa. Ta maison est sans cesse remplie d'ouvriers et de travailleurs. Tu n'es jamais seule. Je ne sais d'ailleurs pas comment tu supportes.

- Oui mais toi tu es ma petite fille. La petite dernière. Mon bébé quoi. C'est une étape.

- Oui oui... Allons viens! Je vais te faire visiter la maison. Enfin tu as vu le salon-salle à manger-cuisine-entrée. Il reste... bah notre chambre.

- Tadaaam!

- C'est joli! Un peu dépouillé, comme le reste de la maison, mais vous avez bien arrangé les choses. Tu es sûre que tu ne veux pas que ton père et moi t'aidions? C'est un peu petit ici non? Vous allez vite manquer de place.

- Non maman, on en a déjà parlé. Marius et moi souhaitons nous débrouiller seuls. Construire notre vie, notre famille par nous-même.

- Je sais ma chérie. Mais c'est dur de te savoir dans un endroit si petit quand ton père et moi vivons dans un immense domaine.

- Bah tu sais il y a encore une pièce, vide pour le moment, mais elle existe. Ce n'est pas si petit ici en fin de compte.

- Une chambre d'enfant? Oh dis-moi que vous allez bientôt nous faire un petit?

- Une chambre d'enfant... ou un bureau... ou bien une chambre à lessive. Qui sait? Allons viens maman, allons discuter à la cuisine. J'ai fait des cookies délicieux dont tu me diras des nouvelles.

- Mmmh mais ce sont de vrais cookies pré-cuisinés, coquine!

- Arf arrête maman. Tu sais bien que je suis nulle en cuisine. Tu aurais pu avoir juste un bol de corn flakes en guise de goûter. Je trouve que tu pourrais saluer mon effort culinaire non?

- Oui... ou tu aurais pu apprendre à cuisiner avec moi au lieu de rêver perdue dans la nature. Ah ma petite colinette! Heureusement qu'au jour d'aujourd'hui les femmes se sont affranchies de l'obligation de tenir un ménage à elles seules.

- Bref! Quelles sont les nouvelles? Comment vas-tu? Et Marius? Comment avancent ses projets?

- Ils commencent à recruter des membres pour faire grandir leur parti. La semaine dernière, ils ont reçu l'autorisation finale qui permet de légitimer le statut et le courant politique des Cols Bleus.

- Super! Et la suite?

- Marius et Teddy ont un carnet de contacts bien rempli tu sais, ils étaient pas mal sur le devant de la scène à la fac. Je suppose qu'ils vont passer les prochains mois à contacter des gens influents pour leur présenter leurs idées, monter leur campagne pour briguer un poste dans l'administration communale aux prochaines élections. Ce serait un bon début.

- Je vois. Mais quelle est leur cause? Quels sont leurs combats.

- Bah changer le système: être plus équitable entre riches et pauvres, patrons et ouvriers. Ne plus songer au profit mais respecter les Hommes. Se libérer de ce système qui récompense les menteurs et les manipulateurs.

- Ce n'est pas un peu idéaliste ça? Les gentils, les méchants?

- Beaucoup pensent comme lui. Comme je te l'ai dit, il avait plein de sympathisants à la fac. Je pense qu'il y a plein de gens qui n'aiment pas notre sytème politique actuel. Il veut le changer et le rendre meilleur: plus juste, plus honnête. Il aimerait être ministre et pourquoi pas président.

- Et bien, au moins il a de l'ambition... et des rêves. Certains sont allés loin avec ces deux éléments. Et toi? Quels sont tes projets?

- Oh moi... je ne sais pas. Je n'ai pas encore trouvé comment concilier mon diplôme de biologiste, mon penchant écologiste et ma passion pour la nature. Je me cherche un peu. Je n'ai pas encore trouvé mon projet. Alors en attendant je vis de ma pêche à la ligne et des légumes que je vends au marché quand j'en ai trop pour nous deux. Tu as fini maman? Je vais débarrasser.

- Oh quel plaisir de se faire servir. Ca ne m'arrive pas souvent! Je te souhaite de trouver ta route ma fille. Je suis sûre que tu feras quelque chose de bien.

- On verra. Il faut que je décide un peu. Les comptes en banque ne sont pas infinis, nos réserves s'épuisent vite et Marius ne gagne pas vraiment bien sa vie encore.

- Laisse le temps au temps. Vous êtes jeunes, vous avez tout l'avenir devant vous. Et tu sais qu'en cas de problème, ton père et moi sommes là pour vous aider. Allons ma douce, je dois filer. Ton père, ton frère et 20 ouvriers attendent que je leur serve le souper dans deux heures.

Après un rapide bisou sur la joue, Marjolaine Sacavin quitte sa fille et s'en retourne à ses fourneaux.

En attendant son mari, Citronnelle se plonge un moment dans la lecture d'un ouvrage sur la pêche. Dans sa jeunesse, elle l'a souvent pratiquée le dimanche avec son père et ses deux frères. Une sorte de tradition familiale millénaire qu'elle a appris à aimer jusqu'à s'en trouver passionnée. Comme il fait un temps affreux aujourd'hui, elle ne se risque pas à sortir taquiner le poisson et préfère se perfectionner bien au sec. Absorbée par sa lecture, elle met quelques secondes à se rendre compte que son portable sonne.

- Driiing

- Citro? C'est moi mon coeur. Je serai un petit peu en retard. Je sais que j'avais dit que je cuisinerai ce soir, mais il est déjà tard. J'ai trop envie de manger des sandwichs-frites. Tu veux bien m'en préparer? J'ai plein de choses à te raconter.

- Ok je te prépare ça.

Un peu à contre-coeur, Citronnelle se met en cuisine pour préparer l'un des repas favori de Marius. Il ne lui reste que 6 doigts valides et elle ne tient pas partiuclièrement à en estropier d'autres aujourd'hui. Et en plus, elle n'aime pas les sandwichs BLT qui ne conviennent pas à son régime végétarien. Autant dire que Citronnelle est un peu grognon.

L'humeur contrariée de Citronnelle se dissipe lorsque son mari franchit leur maison, le sourire aux lèvres et la démarche conquérante. Ils se mettent à table et Marius entame le récit de sa journée:

- C'est une réussite Citro! Notre stand a attiré de nombreux sympathisants: des étudiants surtout, mais aussi quelques chercheurs et professeurs. Certains se sont inscrits au parti et promettent de venir aux futures réunions. Nous sommes une petite cinquantaine à présent. Tu vois ma chérie, pour changer le monde, il faut conquérir l'élite intellectuelle. C'est elle qui changera les mentalités. Et ensuite, nous devrons séduire les milieux ouvriers, les syndicats...

Marius contemple quelques instants son assiette vide avec un air satisfait et confiant. Il s'imagine déjà à la tête d'un grand parti politique renommé qui siégerait en majorité au conseil des Etats de son pays.

Puis il reprend ses esprits et poursuit:

- Et ce n'est pas tout: un des membres nous loue à prix d'ami un local qui pourra nous servir de base pour coordonner notre projet.

- Mais c'est formidable mon amour. Voilà si longtemps que tu rêves de créer ton propre parti et maintenant, les choses se précisent.

- Bon le seul bémol, c'est que nous n'avons pas de financement. Les personnes que nous avons contactées ne souhaitent rien investir dans notre parti. Trop petit, trop jeune et sans visibilité. Ils ne se sont pas inscrits mais ils ont promis de nous recontacter une fois que nous aurons grandi. De belles paroles d'hypocrites ouais!!

- Alors comment vous allez faire?

- Je ne sais pas encore. Mais il est vrai que cette histoire d'argent commence à nous bloquer. Mes économies et celles de Teddy ne sont pas sans fond. Une collecte ou une manifestation ne couvrirait même pas les frais nécessaires à leur mise en place...

- Oui... Tu as fini? Je vais faire la vaisselle.

- Et toi ma belle? Qu'as-tu fait aujourd'hui?

- Pas grand chose. Ma mère est venue visiter notre maison. Elle m'a de nouveau proposé son aide financière si nous le souhaitons. Je crois qu'elle est mal à l'aise de nous savoir dans une si petite maison, tandis qu'elle vit au domaine.

- Tu lui as dit non au moins? On en a discuté de nombreuses fois déjà.

- Oui oui t'inquiète. Elle n'a pas insisté.

- Bon. Je vais un moment à l'ordinateur travailler un peu. Je te rejoins plus tard.

Effectivement ce soir-là, Marius travaille toute la nuit à la rédaction d'un budget. Il doit se rendre à l'évidence: les caisses sont presque vides. A en croire les colonnes de chiffres, il ne reste pas même de quoi meubler et équiper convenablement le local qu'ils viennent de louer sur un coup de tête, grisés par le succès de cette journée. Ils semblent se trouver dans une impasse, ce qui rend Marius de mauvaise humeur: comment a-t-il pu négliger à ce point l'aspect financier de son projet?