Vous êtes bien installés?

Brindelton Bay est une bourgade de bord de mer très quelconque et sans panache où les habitants vivent paisiblement leurs vies ordinaires. La mer est bordée de forêts vallonnées par des collines que les habitants ont la prétention de nommer "montagnes" et globalement, la nature domine les Hommes qui ont, pour une fois, su se faire discrets. On vient vivre dans la région pour profiter du calme, de la nature et des délicieux crustacés et poissons que les courageux pêcheurs du Vieux Port rapportent chaque matin. Mais quelques connaisseurs y passent aussi quelques jours pour apprécier le vin goûteux et délicat produit dans le Domaine vitticole Lavande. Le hasard, bien malicieux, a voulu que la famille qui l'exploite depuis des générations se prénomme Sacavin.

Dans ce havre de paix enchanteur se trouve une coquette petite maison, cachée en retrait de la route et bordée d'une épaisse forêt. Assurément, ses habitants ont cherché le contact avec la nature, un paysage buccolique et le bruit reposant de la vie animalière alentours. Enfin presque...

- Ah merde! Fait chier! Oh mais c'est pas vrai!

Une voix masculine un peu plus lointaine et atténuée par le bruit d'une douche retentit:

- Qu'est-ce qu'il y a ma chérie?

- Rien de grave. Je me suis blessée un doigt en coupant les fruits du petit-déjeuner. Continue ta douche mon chéri, je gère!

La jeune femme reprend son travail maladroit qui faillit encore à plusieurs reprises lui estropier d'autres doigts.

- Mais quelle plaie cette cuisine! J'ai deux mains gauches ou quoi!? Misère... Maman me manque... ses délicieux pancakes à la confiture aussi.

Dans la salle de bain, l'ambience est plus détendue. Le jeune homme tout affairé chantonne et se lave énergiquement.

- A table Marius! Le déjeuner est prêt.

- J'arrive Citronnelle!

- Mhhh dis-donc ça m'a l'air appétissant cette salade de fruits. Où sont les bouts de doigts? Et le sang?

- Très drôle! Ce soir, c'est toi qui cuisine! Allons viens t'assoir et apprécie ce chef-d'oeuvre culinaire.

- Alors? C'est aujourd'hui que Teddy et toi allez faire votre premier discours public?

- Exact! Mais parler de discours est peut-être un peu trop grandiose. Nous allons juste poser un stand et quelques pancartes sur la place principale de notre ancien campus. Juste histoire de nous montrer. Maintenant que "Les Cols Bleus" peuvent exister officiellement, nous commençons notre recrutement.

- C'est déjà un bon début. Et qu'avez-vous d'autre dans votre manche? Je te connais assez pour savoir que tu mijotes quelque chose Marius Casualis!

- C'est vrai! Durant nos études et nos diverses activités académiques, Teddy et moi avons constitué un important réseau de contacts glânés lors des réception ennuyeuses, des dîners mondains assomants et des inaugurations barbantes. Certains sont déjà membres du parti. Teddy et moi espérons convaincre ceux qui restent de nous rejoindre et peut-être de nous financer. Oups je suis déjà en retard!

- Fais-moi confiance. Les choses avancent. Il faut juste du temps. Beaucoup de temps. A ce soir.

- Oui à ce soir. Ne rentre pas trop tard. Je me réjouis que tu me racontes.

Après une douche et quelques ablutions matinales, Citronnelle s'encourage pour se remettre à la cuisine. Sa mère vient lui rendre visite cet après-midi et elle aimerait bien lui proposer un cake à déguster tout en devisant.

- Alors bon que dit la recette: deux oeufs, de la farine, du lait. Check! Il faut brasser à présent.

- Oh mais quelle odeur dégueulasse! J'ai du faire quelque chose de faux. Mais quoi? Cette recette est pour super débutant. Je ne peux pas enfourner un truc pareil. Il va falloir tout recommencer.

Au moment où la jeune femme apporte la touche finale à ses brownies précuits - c'est-à-dire qu'elle finit de les poser sur une assiette à la sortie du four - son téléphone portable se met à sonner.

- Allo!

- Citronnelle? C'est maman. Je suis dans le quartier mais je ne trouve pas ta maison. Ton père m'a pourtant expliqué, mais rien à faire.

- Elle est cachée derrière des arbres, en retrait de la route. Juste avant le panneau de limitation de vitesse, il y a un petit chemin en graviers qui part sur la droite. Suis-le et tu trouveras la maison.

- Ok merci. J'arrive.

Quelques minutes plus tard, une quincagénaire énergique passe le pas de la porte sans frapper et sans attendre d'être invitée à entrer.

- Coucou mon petit bouchon! Ah on peut dire que vous êtes bien cachés. C'est difficile de vous trouver!

- Oui c'est fait exprès maman. Avec Marius, on voulait un petit coin tranquille et proche de la nature.

- Tu as d'ailleurs commencé un potager j'ai vu. Et il y a des fleurs partout. Je te reconnaît bien là ma petite écolo-nature! Tu as adopté combien d'animaux errants?

- Aucun... pour le moment! Marius est difficile à convaincre. Mais dis-donc maman! Depuis quand tu sors en tablier?

- Arf oui, c'est une de mes trouvailles. Je suis tellement souvent derrière les fourneaux que je ne quitte pratiquement jamais ces fichus tabliers. Alors je me suis achetée une tenue qui l'intègre directement. Malin hein?

- Oui si on veut...

- Allons viens là mon bébé. Tu m'as manqué. Ma maison est bien vide sans toi.

- Tu exagères maman. Il y a encore Arthus, Augustine et leur petite fille Lila. Et tu as papa. Ta maison est sans cesse remplie d'ouvriers et de travailleurs. Tu n'es jamais seule. Je ne sais d'ailleurs pas comment tu supportes.

- Oui mais toi tu es ma petite fille. La petite dernière. Mon bébé quoi. C'est une étape.

- Oui oui... Allons viens! Je vais te faire visiter la maison. Enfin tu as vu le salon-salle à manger-cuisine-entrée. Il reste... bah notre chambre.

- Tadaaam!

- C'est joli! Un peu dépouillé, comme le reste de la maison, mais vous avez bien arrangé les choses. Tu es sûre que tu ne veux pas que ton père et moi t'aidions? C'est un peu petit ici non? Vous allez vite manquer de place.

- Non maman, on en a déjà parlé. Marius et moi souhaitons nous débrouiller seuls. Construire notre vie, notre famille par nous-même.

- Je sais ma chérie. Mais c'est dur de te savoir dans un endroit si petit quand ton père et moi vivons dans un immense domaine.

- Bah tu sais il y a encore une pièce, vide pour le moment, mais elle existe. Ce n'est pas si petit ici en fin de compte.

- Une chambre d'enfant? Oh dis-moi que vous allez bientôt nous faire un petit?

- Une chambre d'enfant... ou un bureau... ou bien une chambre à lessive. Qui sait? Allons viens maman, allons discuter à la cuisine. J'ai fait des cookies délicieux dont tu me diras des nouvelles.

- Mmmh mais ce sont de vrais cookies pré-cuisinés, coquine!

- Arf arrête maman. Tu sais bien que je suis nulle en cuisine. Tu aurais pu avoir juste un bol de corn flakes en guise de goûter. Je trouve que tu pourrais saluer mon effort culinaire non?

- Oui... ou tu aurais pu apprendre à cuisiner avec moi au lieu de rêver perdue dans la nature. Ah ma petite colinette! Heureusement qu'au jour d'aujourd'hui les femmes se sont affranchies de l'obligation de tenir un ménage à elles seules.

- Bref! Quelles sont les nouvelles? Comment vas-tu? Et Marius? Comment avancent ses projets?

- Ils commencent à recruter des membres pour faire grandir leur parti. La semaine dernière, ils ont reçu l'autorisation finale qui permet de légitimer le statut et le courant politique des Cols Bleus.

- Super! Et la suite?

- Marius et Teddy ont un carnet de contacts bien rempli tu sais, ils étaient pas mal sur le devant de la scène à la fac. Je suppose qu'ils vont passer les prochains mois à contacter des gens influents pour leur présenter leurs idées, monter leur campagne pour briguer un poste dans l'administration communale aux prochaines élections. Ce serait un bon début.

- Je vois. Mais quelle est leur cause? Quels sont leurs combats.

- Bah changer le système: être plus équitable entre riches et pauvres, patrons et ouvriers. Ne plus songer au profit mais respecter les Hommes. Se libérer de ce système qui récompense les menteurs et les manipulateurs.

- Ce n'est pas un peu idéaliste ça? Les gentils, les méchants?

- Beaucoup pensent comme lui. Comme je te l'ai dit, il avait plein de sympathisants à la fac. Je pense qu'il y a plein de gens qui n'aiment pas notre sytème politique actuel. Il veut le changer et le rendre meilleur: plus juste, plus honnête. Il aimerait être ministre et pourquoi pas président.

- Et bien, au moins il a de l'ambition... et des rêves. Certains sont allés loin avec ces deux éléments. Et toi? Quels sont tes projets?

- Oh moi... je ne sais pas. Je n'ai pas encore trouvé comment concilier mon diplôme de biologiste, mon penchant écologiste et ma passion pour la nature. Je me cherche un peu. Je n'ai pas encore trouvé mon projet. Alors en attendant je vis de ma pêche à la ligne et des légumes que je vends au marché quand j'en ai trop pour nous deux. Tu as fini maman? Je vais débarrasser.

- Oh quel plaisir de se faire servir. Ca ne m'arrive pas souvent! Je te souhaite de trouver ta route ma fille. Je suis sûre que tu feras quelque chose de bien.

- On verra. Il faut que je décide un peu. Les comptes en banque ne sont pas infinis, nos réserves s'épuisent vite et Marius ne gagne pas vraiment bien sa vie encore.

- Laisse le temps au temps. Vous êtes jeunes, vous avez tout l'avenir devant vous. Et tu sais qu'en cas de problème, ton père et moi sommes là pour vous aider. Allons ma douce, je dois filer. Ton père, ton frère et 20 ouvriers attendent que je leur serve le souper dans deux heures.

Après un rapide bisou sur la joue, Marjolaine Sacavin quitte sa fille et s'en retourne à ses fourneaux.

En attendant son mari, Citronnelle se plonge un moment dans la lecture d'un ouvrage sur la pêche. Dans sa jeunesse, elle l'a souvent pratiquée le dimanche avec son père et ses deux frères. Une sorte de tradition familiale millénaire qu'elle a appris à aimer jusqu'à s'en trouver passionnée. Comme il fait un temps affreux aujourd'hui, elle ne se risque pas à sortir taquiner le poisson et préfère se perfectionner bien au sec. Absorbée par sa lecture, elle met quelques secondes à se rendre compte que son portable sonne.

- Driiing

- Citro? C'est moi mon coeur. Je serai un petit peu en retard. Je sais que j'avais dit que je cuisinerai ce soir, mais il est déjà tard. J'ai trop envie de manger des sandwichs-frites. Tu veux bien m'en préparer? J'ai plein de choses à te raconter.

- Ok je te prépare ça.

Un peu à contre-coeur, Citronnelle se met en cuisine pour préparer l'un des repas favori de Marius. Il ne lui reste que 6 doigts valides et elle ne tient pas partiuclièrement à en estropier d'autres aujourd'hui. Et en plus, elle n'aime pas les sandwichs BLT qui ne conviennent pas à son régime végétarien. Autant dire que Citronnelle est un peu grognon.

L'humeur contrariée de Citronnelle se dissipe lorsque son mari franchit leur maison, le sourire aux lèvres et la démarche conquérante. Ils se mettent à table et Marius entame le récit de sa journée:

- C'est une réussite Citro! Notre stand a attiré de nombreux sympathisants: des étudiants surtout, mais aussi quelques chercheurs et professeurs. Certains se sont inscrits au parti et promettent de venir aux futures réunions. Nous sommes une petite cinquantaine à présent. Tu vois ma chérie, pour changer le monde, il faut conquérir l'élite intellectuelle. C'est elle qui changera les mentalités. Et ensuite, nous devrons séduire les milieux ouvriers, les syndicats...

Marius contemple quelques instants son assiette vide avec un air satisfait et confiant. Il s'imagine déjà à la tête d'un grand parti politique renommé qui siégerait en majorité au conseil des Etats de son pays.

Puis il reprend ses esprits et poursuit:

- Et ce n'est pas tout: un des membres nous loue à prix d'ami un local qui pourra nous servir de base pour coordonner notre projet.

- Mais c'est formidable mon amour. Voilà si longtemps que tu rêves de créer ton propre parti et maintenant, les choses se précisent.

- Bon le seul bémol, c'est que nous n'avons pas de financement. Les personnes que nous avons contactées ne souhaitent rien investir dans notre parti. Trop petit, trop jeune et sans visibilité. Ils ne se sont pas inscrits mais ils ont promis de nous recontacter une fois que nous aurons grandi. De belles paroles d'hypocrites ouais!!

- Alors comment vous allez faire?

- Je ne sais pas encore. Mais il est vrai que cette histoire d'argent commence à nous bloquer. Mes économies et celles de Teddy ne sont pas sans fond. Une collecte ou une manifestation ne couvrirait même pas les frais nécessaires à leur mise en place...

- Oui... Tu as fini? Je vais faire la vaisselle.

- Et toi ma belle? Qu'as-tu fait aujourd'hui?

- Pas grand chose. Ma mère est venue visiter notre maison. Elle m'a de nouveau proposé son aide financière si nous le souhaitons. Je crois qu'elle est mal à l'aise de nous savoir dans une si petite maison, tandis qu'elle vit au domaine.

- Tu lui as dit non au moins? On en a discuté de nombreuses fois déjà.

- Oui oui t'inquiète. Elle n'a pas insisté.

- Bon. Je vais un moment à l'ordinateur travailler un peu. Je te rejoins plus tard.

Effectivement ce soir-là, Marius travaille toute la nuit à la rédaction d'un budget. Il doit se rendre à l'évidence: les caisses sont presque vides. A en croire les colonnes de chiffres, il ne reste pas même de quoi meubler et équiper convenablement le local qu'ils viennent de louer sur un coup de tête, grisés par le succès de cette journée. Ils semblent se trouver dans une impasse, ce qui rend Marius de mauvaise humeur: comment a-t-il pu négliger à ce point l'aspect financier de son projet?